En dépit du retour à la ruralité d’une partie de la population et de racines souvent agricoles, « il est rare que les citadins comprennent la vie rurale », constate le philosophe Michel Serres. Interview.
Comment expliquer ces relations si compliquées entre les Français et leur agriculture ?
Ils la voudraient écologique, pittoresque, bucolique, mais en même temps ils rechignent à en payer le prix dans les supermarchés ce qui pousse l’agriculture vers des pratiques très productives. Cela s’explique très facilement. Jusqu’en 1850 il n’y avait que 4 % à 6 % de l’humanité qui résidait en ville. 96 % vivait à la campagne. Et pourtant, quand on lit de l’histoire, c’est toujours l’histoire des villes, l’histoire d’Athènes, de Rome ou de Paris. L’ignorance de la campagne de la part des gens de la ville est très ancienne. Elle a été accélérée par un phénomène décisif. Par le fait que ces 96 % de gens qui habitaient à la campagne ont été réduits au cours du XXe siècle, dans notre pays, à moins de 1 %. L’ignorance de la campagne est devenue totale. J’ai des collègues qui pensent que les vaches n’ont pas de cornes ! Il y a donc cette ignorance complète de la vie rurale et du travail des champs.
On n’y connaît rien mais on lui demande beaucoup…
Bien sûr puisqu’il s’agit de nourriture. On exige que ce ne soit pas cher mais que ce soit excellent. On ne sait pas ce que c’est qu’un canard gras mais on achète un foie congelé à déguster. Je me rappelle avoir été parmi les organisateurs de la Grande Moisson sur les Champs-Elysées, eh bien j’ai vu à quel point cela avait été une découverte inouïe pour les Parisiens. Il faudrait recommencer.
Vous estimez que les agriculteurs et leurs représentants ne font pas suffisamment de pédagogie ?
Ce n’est pas aux agriculteurs de faire de la pédagogie. Ils ont bien assez de travail pour nourrir la population du monde. La pédagogie est à faire par les gens des médias, la télévision, la radio, les journaux…
Et l’école ?
Oui, bien sûr.
On ne veut pas d’OGM mais on veut une agriculture exportatrice… On n’a pas résolu, en France, le problème des OGM. Faut-il les accepter ou non ?
Il n’y a pas de contradiction réelle. L’agriculture assume ces deux aspects. La plupart des agriculteurs que je connais sont des gens parfaitement au courant, tant des questions de biochimie que de ce qui se passe dans les bourses de commerce mondiales. Quant à l’agriculture traditionnelle, les grands vins, les produits de luxe, on y trouve du traditionnel et de la modernité. Parmi les agriculteurs que je connais et que j’admire, il y en a qui sont les mieux armés pour concilier tradition et modernité. Je ne connais pas d’équivalent dans les autres métiers.
Vous avez écrit, l’agriculture tue, par définition, la biodiversité…
Non, ce n’est pas cela. J’ai dit que dès la naissance de l’agriculture, au néolithique, on a mis dans un champ du blé alors qu’il y avait diverses espèces. L’agriculture a provoqué ici et là une monoculture locale.
Sommes-nous allés trop loin dans cette direction comme l’affirme certains écologistes ?
Bien sûr, il faut conserver une certaine limite. Il faut conserver un équilibre. Il faut le répéter, l’agriculteur n’est pas le responsable de ces phénomènes. Il a été la victime du plus grand événement du XXe siècle : le fait que le nombre d’agriculteurs a connu une réduction phénoménale. C’est une destruction gigantesque de la culture rurale. C’est le plus grand événement historique depuis le néolithique. Cela n’a pas empêché l’agriculteur de devenir un homme super-excellent en matière professionnelle et de représenter une réussite exceptionnelle.
L’agriculture reste-t-elle une source de repères pour la société ?
La culture rurale a longtemps été un repère. D’ailleurs si on lit un grand-nombre de textes littéraires ou si on regarde des tableaux on s’aperçoit que la culture rurale est encore là. La culture, le culturel sont une abréviation d’agriculture. La culture est d’origine agricole. Mais peu à peu elle s’en détache. C’est également un des grands événements du XXe siècle, le détachement de la culture de ses origines agricoles. Le succès de l’écologie vient de là. L’écologie, au sens noble du terme, a tenté de faire le pont entre la culture et l’agriculture, en rappelant les problèmes concernant le sol, le climat… Mais aujourd’hui, dans les médias, ce sont moins les agriculteurs qui parlent d’eux-mêmes que les écologues qui parlent en leur nom. L’agriculteur fait ce que l’écologiste dit. Mais c’est bien beau de dire. Ce qu’il faut, c’est faire ! L’un discourt et l’autre travaille.
Auriez-vous une piètre opinion des écologistes ?
L’écologie a deux sens. Premièrement un sens scientifique, issu de la fin du XIXe siècle et qui est une science d’une complexité admirable. Pour être un vrai écologiste, il faut être un mathématicien, biologiste, botaniste, physicien, chimiste, zoologiste, climatologue… Et puis il y a l’écologie politique qui groupe un certain nombre de bavards. Ce que je souhaite c’est que les écologistes selon la deuxième définition apprennent l’écologie selon la première. Moi je suis plutôt écologiste selon la première.