Au vieil adage « rien ne sert de courir, il faut partir à point », nous pourrions substituer « rien ne sert de produire, il faut charger à point » ! Nombre de pays, qui ont accédé au Top Ten des exportateurs ces dernières années, n’ont pas une logistique à la taille de leurs ambitions.
Cette saison, sur le papier, nous ne manquons pas de matières premières agricoles. Mais dans la pratique, les choses sont plus compliquées. Comme au Canada, par exemple. Le pays vient d’aligner des productions record de blé et de canola(1). Là bas, la moitié des récoltes est vouée à l’exportation. Les grains sont surtout expédiés par Vancouver. Malheureusement, un manque de wagons prive les Canadiens d’exportations au moment où la demande est forte.
Canola bradé
Il existe aujourd’hui une surenchère de l’industrie pétrolière sur les voies ferrées et nombre d’agriculteurs ne pourront rien livrer avant le printemps. Face aux contraintes logistiques (rail et port), il faut donc établir un ordre de priorité entre les marchandises. Pour l’instant, le pays a préféré exporter du blé tendre, plutôt que du colza ou du blé dur. Résultat, le canola côte 284 €/t à Winnipeg sur la première échéance, un discount de 80 €/t par rapport au colza français. Du jamais vu ! En fait, les prix baissent dans le vide, car de nombreux bateaux patientent en rade de Vancouver, attendant de charger.
Une partie des récoltes va donc rester stockée à la ferme dans des big bags, en attendant que la logistique ferroviaire et sur les lacs s’améliore au printemps. Tout cela est assez contre-productif. Ainsi, les stocks de blé très importants attendus en fin de campagne devraient faire reculer les prochains semis. Retour à la case départ ! Autre exemple, celui de l’Amérique du Sud, qui doit relever le défi d’approvisionner l’Asie en protéines dans les années à venir. Les 14 Mt supplémentaires que le Brésil, l’Argentine et le Paraguay devraient aligner cette saison, seront d’ailleurs avalées en grande partie par l’ogre chinois.
Fret : les distances raccourcissent
Actuellement, le fret maritime est bon marché. Cela renforce la concurrence des différents pays exportateurs entre eux. En 2014, les tarifs ne devraient pas augmenter car le nombre de bateaux livrés sera très conséquent. Après un trou d’air en 2013 avec 272 vraquiers mis en service, ce seront 667 bateaux qui devraient arriver sur les mers l’année prochaine. L’augmentation sera très forte pour les Panamax, qui transportent surtout les grains. A terme, l’offre et la demande devraient s’équilibrer, une fois digérées les nombreuses commandes qui avaient été passées avant la crise de 2008. Il faudra donc trouver une autre façon de réduire les coûts de transport maritime, notamment vers l’Asie qui attise les convoitises. C’est tout l’enjeu de l’élargissement du canal de Panama, qui va permettre aux USA de rendre plus accessible les clients asiatiques à partir de juillet 2015 environ. Le transport du blé sur des bateaux plus grands, devrait réduire les coûts de transport de 12 % par rapport au canal d’approvisionnement Corn Belt/Mississipi/Golfe du Mexique.
Le foot plutôt que le fret
Mais face à la hausse de la production, la logistique sud-américaine reste déficiente. En Argentine, 83 % des sojas sont transportés en camion contre 60 % au Brésil et 16 % aux USA (où les barges dominent). Or 75% des camions argentins ont plus de 10 ans (et 40 % plus de 30 ans !). Cela affecte tout autant le transport, que l’état défectueux des routes (89 % des routes provinciales argentines sont considérées dans un état moyen à mauvais). Mais le manque d’investissement routier est aussi criant au Brésil. La préparation de la coupe du monde de football et des jeux Olympiques draine de nombreux capitaux dans des infrastructures qui n’apportent rien à la capacité exportatrice du pays.
La fameuse autoroute BR-163, censée désenclaver le principal état producteur qu’est le Mato Grosso, joue l’Arlésienne depuis des années. Il en coûte toujours 120$/t pour rallier un port d’exportation (4 à 5 fois plus que pour un soja produit dans l’Iowa). Le gouvernement vient d’annoncer la mise en place de l’ « Accelerated Growth Program » qui devrait (enfin) permettre d’élargir cette autoroute du soja Mais il faudrait aussi investir dans des capacités de stockage pour mettre fin aux goulots d’étranglement dans les ports.
Maîtriser les outils de chargement
Malgré tout, pour ne pas revivre l’enfer de l’an dernier, où graines et tourteaux sortaient au compte goutte de Paranagua(2), les vendeurs et les acheteurs ont anticipé, et la logistique brésilienne semble mieux maîtrisée cette saison. Reste que maîtriser les outils de chargement, se révèle le nerf de la guerre commerciale. Ce que les négociants internationaux ont bien intégré ! Dernier exemple, le zone Mer Noire, un pion important sur l’échiquier céréalier. Hors évènement climatique grave, le potentiel disponible à l’exportation en Ukraine et en Russie va croître dans les prochaines années. Il est donc essentiel que les moyens logistiques accompagnent cette tendance.
Grandes manœuvres en zone Mer Noire
Le port d’Odessa vient d’inaugurer la première phase de son nouveau terminal céréalier. Mais le contexte de financement difficile du pays accélère surtout la concentration sectorielle, bénéficiant aux grands traders internationaux. Les installations portuaires constituent des implantations stratégiques garantissant de capter l’accroissement des flux céréaliers futurs. Dreyfus, un des leaders mondiaux, a créé une joint-venture avec Brooklyn Kiev, le principal opérateur sur le port d’Odessa.
Cargill, l’autre géant des grains, vient d’acquérir une participation de 25 % dans un terminal de Novorossiysk (le plus grand port de Russie) pour sécuriser sa chaîne logistique. Celui-ci représente une capacité d’exportation de 3,5 Mt sur un total de 11,5 Mt pour l’ensemble du port. La logistique est un élément essentiel des marchés agricoles. Sa maîtrise est nécessaire pour ne pas engendrer une volatilité excessive des marchés. Mais les investissements privés ne font que renforcer la suprématie d’acteurs qui se comptent sur les doigts de la main… Patricia Le Cadre Céréopa / www.vigie-mp.com
(1) canola : nom du colza de printemps canadien
(2) Paranagua : premier port de chargement brésilien