Bernard Kervoas fait partie des derniers sabotiers bretons. Il sait manier les machines, travailler le bois et transmettre sa passion d’un métier autrefois indispensable.
La boutique du centre-ville de Belle-Isle-en-Terre (22) n’est pas très grande. Sur les étagères, des dizaines de paires de sabots. Rouges, noires, avec une belle couleur vernie, il y en a pour tous les goûts. Derrière le magasin, dorment encore les machines nées il y a un autre siècle. Parmi ce décor, Bernard Kervoas, habillé d’un tablier de cuir, des copeaux de bois sur le pull, est sabotier de l’entreprise gérée aujourd’hui par sa femme Viviane. « Ma famille fabrique des sabots depuis le 17e siècle. Avant ce magasin, ils travaillaient directement en forêt, pour éviter de transporter le bois. Mes ancêtres se sont installés sur Belle-Isle à la révolution. Depuis, mon arrière-grand-père débitait le bois dans la forêt de Coat Noz, pour ensuite venir ici le travailler », raconte le sabotier. L’histoire s’est poursuivie, avec la transmission du savoir-faire pour la fabrication et la manipulation des outils.
[caption id= »attachment_11384″ align= »aligncenter » width= »300″] Les sabots sont parés d’un beau vernis, avec un décor propre à chaque sabotier.[/caption]
350 paires de sabots par jour
L’entreprise du grand-père de Bernard Kervoas est florissante. 50 ouvriers façonnent les sabots, 14 bûcherons font tomber les arbres de la forêt, qui sont ensuite tirés par des chevaux. « À l’époque, tout le monde se chaussait de sabots. Les trajets se faisaient à pied, car les voitures n’existaient pas. Les gens en utilisaient 2 paires par an. Dans les années 20, une commande spéciale a compté jusqu’à 3 100 paires, pour un acheteur de Pont-Melvez (22), ce qui représentait moins de 10 journées de travail ». Pour un débit de cette ampleur, les artisans étaient épaulés pour la fabrication de machines imposantes, en fonte, toujours utilisées par le maître des lieux. Habile de ses mains, Bernard Kervoas fait naître les sabots à partir de morceaux de bois brut, tel un sculpteur qui enlève la pierre de son œuvre déjà existante.
Fou du faou
Peu d’essences différentes composent les sabots de Bernard Kervoas. « J’utilise principalement du hêtre. Le chêne et le châtaignier fendent au séchage. Le frêne est très beau, mais se fait rare. L’orme peut être utilisé pour les sabots d’enfants. Pour les marins pêcheurs, le peuplier était employé : avec une semelle plus épaisse et un bois plus tendre, les gravillons s’enfonçaient dans le sabot qui devenait antidérapant sur les ponts des bateaux. D’autres commandes particulières, comme des sabots bottes ou des modèles de contrebandier, avec des semelles inversées, qui laissent des traces au sol donnant l’illusion de marcher dans l’autre direction, font partie de la collection du Costarmoricain. Les ardoisiers de la région de Maël-Carhaix (22) se chaussaient d’un modèle plus épais et non fini, qui leur permettait de poser les lourdes ardoises sur leur pied.
Les modèles ont-ils changé depuis toutes ces années ? « Non. Je garde le modèle de mon grand-père pour gabarit. Seule la bride de cuir a fait sont apparition, contre des sabots tout bois auparavant ». Reproduisant fidèlement les spécimens de son aïeul depuis 1979, Bernard Kervoas vend des sabots qui arborent toujours la même décoration, propre à chaque sabotier. Du côté de la fabrication, le bois brut prend rapidement la forme du produit fini. Après un premier dégrossi à la scie à ruban, les pièces vont successivement passer dans une série de machines d’un autre temps, mais robustes et redoutablement efficaces. Creuseuse, pareuse et défonceuse, autant de précieuses amies du sabotier qui, à coup de copeaux s’envolant çà et là, donnent la vie à la paire de sabot. Quelques opérations se font à la main, comme le paroir qui sculpte le bout pointu. Une fois leur forme définitive obtenue, les objets passent à l’étuve pendant 1 h 30 grâce à l’imposante machine à vapeur, autrefois aussi génératrice de courant, de 90 cv. Enfin, les sabots sont poncés puis décorés.
Hélène décrotte ses sabots
Le personnage malheureux cité dans la chanson de Georges Brassens ne devait pas connaître l’utilité du bout pointu de ses sabots. « Les montagnards utilisent la pointe du sabot pour retirer la neige collée dessus, ou le paysan la terre argileuse. Le sabot était une chaussure de travail. Il est devenu de nos jours une chaussure de « fainéant » un accessoire pour sortir à l’extérieur, tout en gardant le confort du chausson ! ».
Satanées bottes en caoutchouc
Le monde du sabot a vu apparaître un concurrent de taille : la botte en caoutchouc. Plus souple, elle a rapidement gagné des parts de marché au détriment de la chaussure de bois. « Les médecins ont alors conseillé les sabots, plus sains car secs à l’intérieur, et faisant office de chaussure de sécurité de par leur solidité ». Des campagnes d’affichage de l’époque ont vanté les bienfaits du sabot, contre les maladies comme la tuberculose ou la pleurésie. « Combien de maladies sont provoquées par l’humidité et le refroidissement des pieds ! Le plancher le plus sain et le plus hygiénique a toujours été et restera le plancher bois. Le paysan l’a si bien compris qu’il a mis sous ses pieds le plancher bois mobile qu’est le sabot », explique une affiche. Plus décoratifs aujourd’hui quand ils sont glissés sous le sapin de Noël, les sabots ont équipé des générations de paysans et plaisent toujours grâce à leur beauté et à leur facilité d’utilisation. Fanch Paranthoën