D’un pas assuré, il franchit la porte du bar « Chez Jeannette ». Vêtu d’un costume de flanelle anthracite, il balance ostensiblement ses clés sur le comptoir. Les voix s’éteignent. De concert, trois nez compères plongent dans les verres. « Un noir s’il vous plaît », demande l’homme à la cravate. La tenancière s’exécute.
Un hochement de tête complice du trio invite la bouteille à s’épancher à nouveau. Les calices se remplissent. L’arpion du breuvage grenat clapote dans les auréoles comme des pieds de canard dans la mare. Réalité ou illusion d’argent n’aime point les mélanges des gens. « Chez Jeannette », le silence devient le bouclier des mots d’habitude déversés à grands flots. Les bras croisés, la patronne jongle entre ces supposés deux mondes.
À l’autre bout du bar, les trois museaux délectent, les yeux détectent, les esprits suspectent. Ce seigneur des villes intrigue comme défrise son 4X4 des villes garé sur ce parking champêtre à côté des quatre roues des champs. Contrôleur de la Pac? Agent du fisc ? Les esprits s’emballent dans les conjectures. La fin du suspense approche. L’homme à la cravate déplie à présent un billet vert : 100 € d’une seule pièce pour régler un café à trois gorgées. Les yeux s’écarquillent.
La grosse cylindrée métallisée ronfle et crisse maintenant sur le départ. Au quart de tour, dans le bar, les langues redémarrent. Jeannette qui lui a taillé une bavette met un terme aux sornettes silencieuses. « Alors? ». « Ah, c’est le fils à Louis Kergoat », répond-elle. « Oui, celui qui court les fermes pour vendre de la lessive et du papier toilette ». « Bah, si j’avais su, moi aussi, j’aurais dû aller vendre du papier toilette plutôt que d’élever des biquettes. Aller Jeannette, remets nous une rincette ».