Alors que la gestion par Lactalis de la contamination aux salmonelles alimente la chronique, le reportage de Cash Investigation sur la filière laitière diffusé le 16 janvier dernier expose très clairement les principaux maux d’un pan entier de l’agriculture française.
Comment rester insensible face au ressentiment exprimé par des éleveurs qualifiant d’esclavage leur relation de dépendance face à leur « client » ? Peut-on parler de relations commerciales équilibrées quand, d’un côté, un éleveur pleinement engagé, tant financièrement qu’humainement, fait face, de l’autre, à un géant mondial de l’agro-alimentaire à la croissance externe insolente qui impose librement ses vues sur le prix payé ? Si la relation n’est pas équilibrée, le prix ne peut pas être juste et la valeur ajoutée quitte immanquablement le maillon agricole, avec in fine le risque de fragiliser l’ensemble de la filière.
L’amertume des producteurs
L’incompréhension est également grande pour les producteurs adhérents d’une coopérative. Outre les reproches sur le manque de transparence sur les choix d’entreprise, les coopératives se retrouvent régulièrement à devoir accueillir de nouveaux producteurs dont le transformateur a failli, ce qui les conduit à être globalement moins bien placées sur les créneaux les plus valorisants. Pouvoir dégager des fonds propres pour développer ou acheter des marques constitue alors pour elles un axe fort d’une stratégie de long terme, que peuvent de plus en plus difficilement cautionner des éleveurs confrontés à des enjeux de survie à très court terme.
Il faut également parler de l’amertume ressentie par des producteurs auxquels on a fait miroiter, à l’approche de la sortie des quotas laitiers en 2015, telle Perette, des estomacs chinois insatiables. Les perspectives étant d’autant plus mirifiques que les cours internationaux étaient boostés par une rareté construite de toute pièce par le géant néozélandais Fonterra contrôlant GlobalDairyTrade, la boussole des échanges internationaux. La crise du lait est passée par là, et le leitmotiv « investir-pour-produire-plus » s’est mué en « s’endetter-pour-gagner-moins ».
Enfin, comme l’illustre la Nouvelle-Zélande, les éleveurs français, dans leur majorité, ont conscience des limites de la concentration des exploitations ; limites que ce soit pour eux et l’endettement des rescapés de ce marche-ou-crève ; et limites pour l’environnement et le bien-être animal. A l’heure où l’on parle beaucoup d’économie circulaire, on devrait voir dans la persistance, en France, de fermes à taille humaine, liant élevage et cultures, une garantie de performance environnementale et non une survivance dépassée comme on l’entend souvent.
Quelles solutions ?
Des solutions existent, mais le temps presse car les ingrédients sont déjà réunis pour assister dans les prochains mois à un renforcement de la crise du lait après la légère accalmie de 2017. Les leviers sont à la fois au niveau communautaire mais également au niveau des organisations professionnelles agricoles.
Au niveau communautaire, il convient tout d’abord d’arrêter d’espérer en vain que la Politique Agricole Commune rende efficace les outils privés de gestion de risque (assurances-revenus, marchés à terme et fonds mutuels économique) puisque l’expérience montre que ces instruments ne fonctionnent qu’avec des prix fluctuant régulièrement autour du niveau des coûts de production. Ensuite, il convient de faire le constat que la volatilité extrême des prix est à la base de la mécanique infernale d’extraction de la valeur ajoutée du maillon de la production. Il en va de même pour les aides versées aux agriculteurs qui finissent plus souvent chez leurs fournisseurs et leurs acheteurs que dans leurs poches.
L’Union européenne doit donc se redonner les moyens d’une action publique efficace en conjuguant soutien au revenu variable en fonction des prix (aides contracycliques) et outils de gestion de crises. Ainsi, dans les bas de cycle, des aides contracycliques pourront constituer un filet de sécurité de premier niveau nettement plus efficient que les aides fixes de la PAC actuelle. Et en complément, en s’inspirant du programme d’aide volontaire à la réduction de la production laitière, expérimenté avec succès fin 2016 à l’échelle européenne, la PAC doit renouveler son approche de la gestion des crises.
« L’organisation de la filière laitière est amenée à évoluer »
Sur la base de ce socle de régulation indispensable pour limiter les effets des imperfections du marché, l’organisation de la filière laitière est également amenée à évoluer pour dépasser le constat actuel d’un partage de la valeur ajoutée déséquilibré entre deux maillons en dépendance réciproque dont l’un, les transformateurs, est nettement plus puissant que l’autre, les producteurs. Les Etats-Unis, comme le Canada, ont résolu ce problème en mettant en place une négociation collective à l’échelle de 3 ou 4 Etats où est défini chaque mois le prix du lait selon des formules mathématiques intégrant l’évolution des marchés des produits laitiers. Une péréquation est même établie entre les laiteries : les mieux positionnées cotisent pour celles qui produisent les produits à faible valeur ajoutée. Une étude que nous conduisons montre que, transposé à la France, ce dispositif aurait permis aux éleveurs français de disposer d’un prix en moyenne de 13% supérieur sur les 10 dernières années.
Une transposition de ce type de dispositif est envisageable en Europe car notre pays n’est pas le seul à être touché par ce problème. Faire évoluer la structuration de la filière, solution notamment mise en avant par le Président Macron dans son discours de Rungis, constitue également un moyen de parvenir à un résultat similaire. Il s’agirait alors de sortir de la logique de contractualisation prônée depuis 2010 pour envisager une réelle massification de l’offre.
Sur un territoire suffisamment grand, un acteur, telle une coopérative déjà bien implantée, regrouperait l’ensemble de l’offre et négocierait avec chaque transformateur un prix d’achat du lait tenant compte de la valorisation effectuée.
Ces acteurs, au nombre de 5 à 10 à l’échelle nationale, auraient ainsi la responsabilité de la gestion des volumes produits, dans le temps et dans l’espace. De la sorte, le prix du lait serait nettement moins sensible aux fluctuations des cours des produits industriels sur les marchés internationaux.
Cette meilleure organisation repose principalement sur l’initiative des agriculteurs eux-mêmes, individuellement, et collectivement via leurs coopératives, leurs organisations de producteurs et leurs syndicats. Les pouvoirs publics doivent accompagner cette évolution et améliorer la transparence des marchés des produits transformés, particulièrement opaques en France, où les cotations sont réalisées par les industriels eux-mêmes.
« Produire à des prix inférieurs aux coûts de production »
Sur ces nouveaux fondements, les questions liés à l’environnement et au bien-être animal pourront être efficacement traitées. Ce n’est pas le cas aujourd’hui où les éleveurs sont soumis à des injonctions contradictoires : d’un côté, produire à des prix bien souvent inférieurs aux coûts de production pour garantir la compétitivité de l’agro-alimentaire ; et de l’autre, intégrer des contraintes sur leur mode de production pour limiter leurs impacts environnementaux. En sécurisant mieux les éleveurs, un nouveau pacte émergera où deviendront acceptables des outils visant à limiter la concentration de l’élevage, à améliorer leur autonomie fourragère ou encore à exploiter pleinement le potentiel de capture de carbone dans le sol.
Frédéric Courleux, économiste et directeur des études d’Agriculture Stratégies