Agrandissement des exploitations, exigences économiques, « dé-paysannisation » de la société changent le rapport de l’agriculteur avec ses animaux d’élevage.
Il fut un temps, pas si lointain, où animaux et humains vivaient côte à côte. Voire ensemble, sous le même toit. La famille paysanne partageait la vie des animaux. À moins que ce ne soit l’inverse. Poules, lapins, cochons, vaches étaient constamment sous le regard des paysans. Cette société rurale, vivant auprès des animaux depuis des millénaires, a fini par forger une fine connaissance de l’animal ; un savoir et un savoir-faire presque inscrit dans les gènes que l’on se transmettait de génération en génération. On était éleveur, ou on ne l’était pas. On avait « l’œil de l’éleveur » ou « la fibre animale » comme on le dit. Autant d’expressions qui résument à elles seules toutes les qualités d’un « bon éleveur », attentif aux moindres signes de bonne ou mauvaise santé subrepticement diffusés par les animaux d’élevage et indéfectiblement détectés par les éleveurs.
L’animal « facteur de production »
Autre temps, autres attentes. Autres façons de faire. L’augmentation de la taille des cheptels, le recours à des critères technico-économiques pour mesurer les performances des exploitations – donc les performances animales – ont modifié en profondeur les rapports entre l’homme et l’animal. Ont également changé la perception intrinsèque de l’animal, devenu un « facteur de production ». Certains disent une machine.
Jacques Cabaret, directeur de recherche Inra à la retraite, parle de « déliaison progressive » de la relation homme-animal. Et de faire remarquer que les productions porcine ou avicole sont davantage concernées : « L’éleveur suit des protocoles, l’aliment lui est livré, etc. On ne sait plus quelle truie est quelle truie ; on repère davantage celle qui pose problème et demandera plus de soins », explique le chercheur. Non pas que l’éleveur moderne n’attache plus d’importance à ses animaux. Il a inventé d’autres rapports. Voire s’en est fait imposer d’autres pour des raisons économiques.
La naissance crée du lien
Chez les éleveurs naisseurs, cette déliaison est souvent moins prononcée. «La naissance d’un animal crée un lien fort, l’animal est à une période sensible de sa vie. Il faut s’en occuper tout de suite », observe Jacques Cabaret. Des propos corroborés par une agricultrice finistérienne invitée à apporter son regard d’éleveuse de porc et de laitières : « La relation entretenue avec les animaux fait partie des qualités de l’éleveur. En porc, même si la durée de vie est moins importante qu’en production laitière, il y a en effet moins d’affect, mais n’y a pas pour autant moins d’attention ».
« Les technologies peuvent parfois réintroduire cette liaison, comme chez les vaches laitières équipées de thermomètre qui indique l’imminence du vêlage, et incite l’éleveur à être présent ». Mais, plus fréquemment, les nouvelles technologies sont aussi source de prise de distance avec l’animal au travers de l’écran qui « dicte » les décisions à prendre. « C’est alors le logiciel qui décide à la place de l’éleveur ».
Quels liens dans le futur ?
Jacques Cabaret conçoit que, dans un élevage, « la culture de la performance conduise à considérer l’animal comme une chose qui produit, ce qui restreint la relation. L’animal doit avant tout produire, ce qui peut amener à ces dérives dans le lien », pense-t-il. La taille des lots, des troupeaux, fait que l’animal a perdu son individualité, « qu’on ne les reconnaît plus ».
Pour l’ex-chercheur, cette relation homme-animal qui a progressivement évolué avec l’intensification de l’élevage depuis les années 60 pourrait se transformer dans le futur. Entre autres sous la pression d’une société de plus en plus regardante sur le bien-être animal. « Chaque éleveur fait tout son possible pour garantir des conditions idéales de vie à ses animaux, dont il a la responsabilité. Si la température et la ventilation sont maîtrisées, que l’accès à la nourriture et à l’eau est assuré, il reste une donnée plus philosophique qui mérite réflexion : quel lien doit-on avoir aujourd’hui avec les animaux dans nos élevages ? »
Cette nouvelle relation à l’animal est par exemple au cœur de la démarche Happy (happy cows, happy farmers : vaches heureuses, fermiers heureux), soucieuse de mettre l’animal dans les meilleures conditions que mérite un être vivant ; un être vivant qui mérite de la « considération ». Autrement dit, définir une surface par animal ne suffit pas, « il faut avoir une vision globale de l’élevage », soumet Jacques Cabaret, qui propose de réduire les effectifs en élevage pour arriver « à mieux les repérer ».
Cette réinvention d’une nouvelle relation répond aux exigences du « consommateur de plus en plus vigilant sur la façon dont est produite son alimentation ». Reste à transformer cette demande en acte d’achat, pour offrir aux agriculteurs une rémunération à la hauteur de leur travail.
[caption id= »attachment_37469″ align= »alignright » width= »157″] Jules Hermelin, Doctorant en anthropologie[/caption]
Un nom de vache
De nombreux éleveurs laitiers ont fait le choix de cette production pour garder un lien plus fort avec les animaux. Certains éleveurs m’avouent même être gênés lors d’un agrandissement de troupeau car ils sont obligés de travailler avec des numéros, et non plus avec un nom de vache. L’animal devient un outil de travail. Il n’est pas anodin lors d’un arrêt de la production laitière que les agriculteurs se tournent vers une production de céréales, car ils souhaitent mettre fin à ce type de relation impersonnelle avec l’animal.Jules Hermelin, Doctorant en anthropologie