Un danger pour certains, une véritable avancée scientifique pour d’autres. Les nucléases programmables permettent de modifier le génome. Quelles sont leurs applications dans le monde de l’élevage ? Alain Ducos, de l’école vétérinaire de Toulouse, y répond. Interview.
[caption id= »attachment_48431″ align= »alignright » width= »251″] « La santé est ce qui agrège aujourd’hui le plus grand nombre de travaux ».[/caption]
Qui travaille sur le sujet en France ?
Beaucoup de chercheurs, dans les grands organismes de recherche et dans les universités, utilisent les nucléases programmables (CRISPR-Cas mais aussi les déclinaisons plus anciennes, ZFN et TALEN) dans leurs travaux de recherche fondamentale. Ces techniques font désormais partie de la « boîte à outil » des chercheurs en biologie moléculaire.
Cet outil est-il déjà employé dans les schémas de sélection d’animaux (ou toujours dans les laboratoires) ?
En France, non. Dans d’autres pays du monde, peut-être. Beaucoup de laboratoires, aux USA, en Chine, en Grande-Bretagne et ailleurs, ont des projets en ce sens. Certains de ces projets sont financés par des entreprises du domaine de la sélection animale.De nombreux animaux ont déjà été produits dans différents pays, dont la Chine, qui est probablement l’acteur le plus important dans ce domaine à l’échelle mondiale. Ce qui bloque aujourd’hui l’utilisation commerciale de ces animaux, c’est la lourdeur des procédures réglementaires d’évaluation de ces « innovations ». Beaucoup de chercheurs font actuellement pression sur les autorités de leurs pays respectifs pour que la réglementation soit assouplie.
Quels sont les exemples concrets de thèmes d’étude dans le monde animal ?
Les 4 grands objectifs qui sont mis en avant par les chercheurs qui envisagent une application commerciale en élevage sont les suivants :
– Amélioration de la santé.
C’est ce qui agrège aujourd’hui le plus grand nombre de travaux. Certains sont même très avancés. Par exemple, la procréation de porcs dont un gène a été modifié, afin de rendre les cellules de ces animaux « étanches » à un virus responsable d’une maladie majeure en élevage (le SDRP). Beaucoup d’autres travaux ont été publiés (qui ne sont toutefois pas forcément au même stade de développement que les précédents) : production de porcs résistants à d’autres maladies infectieuses (coronavirus, diarrhée virale
porcine, peste porcine africaine… etc), vaches résistantes aux mammites, poulets chez lesquels la réplication de virus influenza est perturbée, bovins résistants à la tuberculose… etc.
– Bien-être animal
Production d’animaux sans cornes. Des chercheurs travaillent aussi à l’élaboration de solutions permettant d’éviter le broyage des poussins mâles dans la filière œuf, par exemple.
– Qualité des produits
Procréation d’animaux ne produisant pas de protéines allergisantes dans leur lait ou leurs œufs.
– Protection de l’environnement
Procréation de poissons stériles (pour protéger génétiquement les stocks sauvages en cas de fuite).
Premiers échecs ? Liés à quoi ? Freins techniques, financiers ?
Les principaux freins sont aujourd’hui, à mon avis, de nature réglementaire. C’est bien pour cela que le lobbying exercé par certains scientifiques est si important.Il y a aussi, et encore, des freins techniques. On sait depuis longtemps qu’en utilisant la technique CRISPR-Cas9, on peut induire des modifications en dehors de la région ciblée, mais aussi des modifications non souhaitées, et importantes, au niveau de la région ciblée elle-même. C’est d’ailleurs pour cette raison que les applications chez l’homme suscitent autant de réserves.
Les modifications du génome sont-elles héréditaires ?
Tout dépend des cellules que l’on modifie. Si, comme c’est le cas dans les applications de thérapie cellulaire et médecine régénérative, on modifie des cellules souches d’individus malades (pour restaurer certaines fonctions chez ces cellules) et qu’on réimplante les cellules modifiées dans les tissus de ces patients (muscle, rétine …), alors non, les cellules germinales de l’individu (celles à partir desquelles sont produites les cellules reproductrices, spermatozoïdes ou ovocytes) ne sont pas concernées et les modifications ne seront pas héréditaires. Si, par contre, comme l’avait fait le chercheur chinois He Jankui en 2018, suscitant un tollé général dans la communauté scientifique mondiale (et le licenciement de ce chercheur par son université), on modifie très précocement (dès la fécondation) des cellules embryonnaires (en l’occurrence il s’agissait des embryons de deux petites filles jumelles), alors toutes les cellules de l’embryon qui se développe, et de l’enfant qui naît ensuite sont modifiées, y compris les cellules de la lignée germinale, rendant la modification transmissible à la génération suivante, donc héréditaire.
Où en sera-t-on dans dix ans ?
Il est difficile de faire des prédictions … Le seul point qui me semble vraiment clair c’est que les techniques vont continuer à évoluer. Vu l’effort de recherche actuellement déployé, lui aussi considérable (des milliers de chercheurs y contribuent de par le monde, les financements sont nombreux et généreux) et justifié par l’importance des enjeux, cette dynamique va se poursuivre. Notre « boîte à outils » va s’enrichir sensiblement dans les 10 ans à venir. Sur les aspects réglementaires, les choses sont pour moi beaucoup moins claires. Or, le déploiement d’éventuelles applications commerciales dépendra complètement de (l’éventuelle) évolution réglementaire.
Qu’en est-il de l’acceptation sociétale ?
Sur ce point aussi il est difficile de faire des prédictions. Le contexte général ne me semble pas très favorable, en France, au déploiement de nouveaux produits issus des biotechnologies du génome, encore plus pour les animaux. L’agroécologie constitue aujourd’hui un cadre conceptuel pertinent pour penser l’évolution des systèmes agricoles. Les technologies peuvent avoir leur place dans cette transformation que les chercheurs appellent de leurs vœux, à condition de ne pas les considérer, comme cela a été trop longtemps le cas, comme des réponses simples (et souvent simplistes) à des problèmes complexes appelant une réflexion approfondie sur les causes et une remise en question de l’organisation (de la conception) globale des systèmes de production. Par exemple, envisager de produire des porcs génétiquement modifiés pour les rendre (probablement très temporairement) résistants au SDRP, sans réellement se poser sur toutes les raisons qui font que cette maladie est si pénalisante pour les éleveurs, sans remettre une seule seconde en question l’organisation de la production et les conduites d’élevage, est une fuite en avant qui ne me semble pas raisonnable.
Les recherches sur l’humain se cantonnent-elles aux maladies génétiques ?
Oui, principalement, mais pas exclusivement. Comme déjà mentionné, des travaux réalisés actuellement ont pour objectif de proposer de nouveaux moyens de lutte contre des agents infectieux, contre les cancers. D’autres travaux concernent le domaine des xénogreffes. Le développement des nouveaux outils de biotechnologie du génome a remis sur le devant de la scène la possibilité de greffer à des humains (un jour, peut-être …) des organes d’animaux génétiquement modifiés afin de les rendre moins dangereux pour l’homme ou moins facilement rejetés par le système immunitaire du receveur.