Pour Thierry Pouch, économiste, chef du service études et prospectives de l’Assemblée permanente des Chambres d’agriculture à Paris, le monde tourne le dos à la mondialisation. La redistribution des cartes concerne l’agriculture au premier chef.
Avec le Covid et la guerre en Ukraine, c’est la seconde fois en deux ans que la souveraineté alimentaire est déclarée priorité nationale – et européenne –. Que vous inspire ce renouveau politique de la nourriture ?
Ce qu’il advient dépasse en fait le périmètre alimentaire, puisqu’on parle aussi de souveraineté énergétique et militaire.
Jusqu’à ces dernières années, nous avions cette croyance que la mondialisation allait effacer les frontières et apporterait le bonheur aux populations. La financiarisation débridée des affaires du monde avait créé une première alerte en 2008 ; on s’était aperçu que quelque chose n’allait pas et que nous ne pouvions pas nous passer de l’intervention des États. Puis, deuxième alerte, avec le Covid, cette croyance est devenue une certitude quand nous avons découvert notre dépendance aux produits de première nécessité. Sur l’alimentation c’est un peu différent : après les craintes de rupture dues à une économie mise au congélateur, on a découvert une agriculture européenne robuste.
Aujourd’hui, le conflit russo-ukrainien pointe une autre dépendance dans le domaine de l’alimentation animale cette fois : par exemple, 53 % du tourteau de tournesol provient de ce pays privé de commerce.
Quelles leçons devons-nous en tirer ?
Le contexte montre que la mondialisation est un échec ; qu’elle est un danger car elle a réveillé les nationalismes. Pourtant, certains acteurs continuent de croire en imposant leur vue.
Sur le plan agricole, nous devons nous inspirer du précédent historique qu’est la crise des années 30. Pour effacer définitivement ce risque alimentaire, les États-Unis ont mis en place une politique agricole fédérale à laquelle ils sont fidèles depuis près d’un siècle. Depuis cette date, ils élaborent sans discontinuer un plan agricole et alimentaire quinquennal. L’Europe devrait sans doute s’en inspirer car pour l’heure sa souveraineté alimentaire est loin d’être acquise.
Faut-il tendre vers une Europe fédérale pour graver notre souveraineté européenne dans le marbre ?
L’Europe est au milieu du gué et, à cet égard, la nationalisation de la Pac avec le PSN (Plan stratégique national) est anachronique. Il me semble toutefois que, sans trop en parler, l’Union a enclenché un mouvement vers une Europe fédérale. Allons-nous nous mettre tous en ordre de marche ? La question est de savoir si cette volonté de souveraineté est partagée par tous nos partenaires. L’Allemagne, derrière laquelle pèse tout le poids des États-Unis, a tendance à se méfier de cette idée.
Le Green Deal et la stratégie « Farm to fork » européenne se présentent comme un nouveau contrat qui consiste à nourrir les hommes et réparer la planète. Pensez-vous qu’il va désormais falloir choisir entre les deux priorités ? Sont-elles toujours compatibles ?
En reprenant de manière scientifique les différentes études d’impact de ce projet politique, ce qui me frappe c’est qu’il y aura un décrochage de la production et des exportations, et une augmentation des prix alimentaires. Les Américains vont même plus loin : ils concluent que cette politique agricole et alimentaire européenne accentuerait la malnutrition dans le monde, source d’émeutes. Pour ma part, je pense qu’à force de courir après le climat, l’Europe va disparaître… Pourtant, la Commission vient de réaffirmer qu’il n’est pas question de réviser le texte. Nous sommes dans une impasse.
Partagez-vous l’idée que l’agriculture de demain devra être hyper-intensive. En quoi cette agriculture du XXIe siècle sera-t-elle différente de l’agriculture des années 1960-2020 ?
Un préalable pour commencer : l’agriculture française est une des plus performantes du monde. Depuis le début du conflit russo-ukrainien, beaucoup de pays ne s’y trompent d’ailleurs pas : leur premier réflexe est de s’adresser à la France pour s’approvisionner.
L’agriculture a déjà énormément gagné en productivité : chaque agriculteur nourrit aujourd’hui 22 personnes contre 5 avant la révolution agricole. L’agriculture de demain sera différente mais productive – un terme que je préfère à hyper-intensive –. La recherche devrait donner de nouvelles impulsions. Ce qui me désole, c’est que l’Union européenne manque d’anticipation pour aborder les tournants : on l’a très bien vu avec la sortie des quotas laitiers qui a été très mal gérée.
L’alimentation redevenant un secteur stratégique n’y a-t-il pas un risque pour les agriculteurs de se faire dépouiller par une financiarisation de l’agriculture ? Est-ce inévitable ?
Nous sommes clairement dans un mouvement de financiarisation de l’agriculture. La contractualisation, en volaille, par exemple, a amorcé cette orientation. La financiarisation va s’accentuer. S’engager sur le chemin de la transition agro-écologique a un coût qu’il va falloir financer. L’agriculteur ne pourra pas parvenir seul. Le modèle de l’exploitation à capitaux familiaux est effectivement menacé.
Le consommateur n’a pas dit son dernier mot
Quelle place pour l’élevage ?
Posons les choses : un âge moyen des éleveurs élevé ; une tendance à une alimentation moins carnée ; un prix des céréales élevé propice à la végétalisation ; un coût d’entrée dans l’élevage dissuasif pour qui veut s’y lancer, etc. L’élevage pourrait disparaître en 2080… mais ce sera difficile car il y a quelque chose de culturel en Europe autour de l’alimentation carnée et lactée. Donc je n’y crois pas. Mais dans tous les cas, pour que l’élevage perdure, il faudra que Bruxelles, actuellement dans une logique comptable, change son logiciel sur les aides. Pour l’instant elle n’est pas préparée. Il faudra un coup de tonnerre pour que les choses changent. Rien n’est exclu…