Le nouveau leitmotiv de la souveraineté alimentaire met l’agriculture au cœur de la politique économique française et européenne. Marc Keranguéven, Jean-Luc Chéreau et Fabrice Guérin, respectivement président des AOP légume, porc et lait, livrent leur point de vue sur le sujet.
Le conflit russo-ukrainien a conduit le commissaire européen à l’agriculture, Janusz Wojciechowski, à vouloir « revoir nos objectifs à l’aune de la sécurité alimentaire pour l’Europe ». Le ministre français de l’Agriculture évoque de son côté de « libérer le potentiel agricole ». Que cela vous inspire-t-il ?
Marc Keranguéven : Nous sommes prêts à répondre à ce défi. Nous avons tout pour le faire, il faut maintenant que l’on vienne nous solliciter. Rappelons à cet effet que la première de nos vocations est de nourrir la population. C’est un retour aux fondamentaux.
Jean-Luc Chéreau : Lors d’un déplacement à Bruxelles, j’ai entendu qu’il fallait rebaptiser la Pac : Politique alimentaire commune. Nous y voilà. Cela montre que notre métier a de l’avenir. Maintenant il va falloir que les politiques s’engagent au-delà des paroles.
Fabrice Guérin : Tout cela est de bon augure. Il demeure que le contexte est complexifié compte tenu de la situation actuelle entre l’Ukraine et la Russie. Pour l’instant, ce sont des discours : rien n’est acquis.
Une partie des responsables agricoles ont entendu que c’était la fin de la politique verte « Farm to fork ».
Qu’avez-vous entendu et compris de votre côté ? Et qu’attendez-vous concrètement d’une telle déclaration ?
Marc Keranguéven : J’entends surtout qu’il y a un réel intérêt à redévelopper la production. C’est très bien que l’on remette en cause la politique « Farm to fork » qui, rappelons-le, s’accompagnerait d’une baisse des surfaces cultivées de 10 %. Sans compter qu’avec la réduction des phytosanitaires, des engrais et l’augmentation des surfaces en agriculture biologique la réduction des rendements pourrait être bien supérieure à 10 % …
L’Allemagne (commission Borchet) et les Pays-Bas (plan climat) n’ont pas attendu de leur côté pour engager des projets de transformation ou de transition de leur agriculture. Demandez-vous la même chose du côté français ?¶
F. G. : On ne peut pas parler de souveraineté européenne et constater que chaque pays joue personnel. Il faut être plus collectif et mutualiser les moyens. Le Nord de l’Europe oublie-t-il qu’il fait partie d’un même marché commun ? Certes le climat est un vrai enjeu, mais on ne peut pas opposer climat et durabilité économique de nos outils. De toute façon, les agriculteurs n’ont pas attendu pour agir : chaque action, chaque décision a un impact climatique.
J.-L. C. : Doit-on réinventer ce que l’on fait déjà ? Prenons l’exemple des déjections animales : n’est-ce pas là un exemple d’économie circulaire et une pratique vertueuse pour le bilan carbone.? Il faut le dire et le répéter : en combinant cultures et élevage, nous avons un atout dans l’Ouest.
Sur le bien-être animal, il faut bien reconnaître, qu’à l’heure actuelle, il y a un coût sans retour pour l’éleveur. Certes, nous avons toujours su nous adapter aux nouvelles attentes, aux nouvelles réglementations, mais tout ceci n’est durable que si c’est économiquement viable.
M. K. : On a parfois l’impression que l’agriculture découvre l’agro-écologie. Au Caté de Saint-Pol-de-Léon, nous avons repris tous les travaux menés depuis plusieurs décennies sur la station expérimentale. Résultat, de nombreuses études étaient liées à ce sujet. Nous les avons d’ailleurs compilées dans un fascicule pour montrer qu’il y a longtemps que nous nous en préoccupons.
En tant que présidents des AOP, vous considérez qu’un nouvel élan agricole devra s’appuyer sur l’organisation des producteurs. Lors du Salon, vous avez en effet répété que tant que « perdura l’absence de structuration de la production » le rapport de force demeurera en défaveur des agriculteurs. Or, on a parfois l’impression que vous avez du mal à convaincre les agriculteurs. Avez-vous les moyens (et lesquels) de prouver aux agriculteurs que les AOP peuvent ramener du prix dans les fermes ?
J.-L. C. : Pour créer l’AOP porcine, nous avons fait réfléchir les jeunes. Aujourd’hui, nous avons une reconnaissance. Même si parfois la conjoncture ralentit sa mise en place, nous sommes véritablement en mode projet. La grande distribution est regroupée en centrales d’achat ; se regrouper à notre niveau permet de peser politiquement et commercialement. L’AOP porc négocie des grandes lignes du commerce avec des abatteurs, et cela bouleverse le paysage. Nous avons déjà quelques accords de signés avec un abatteur. Nous espérons aussi beaucoup des programmes opérationnels notamment pour la rénovation des bâtiments.
F. G. : En lait, notre Association d’organisations de producteurs est encore une adolescente au regard du légume. Mais d’emblée notre ambition est d’être une voix qui porte et de peser face à l’aval qui a tout intérêt à nous diviser. Il est important de massifier et concentrer la production pour faire face aux 7-8 grands acheteurs. Sans cela le rapport de force ne sera jamais en notre faveur. S’il faut compter sur le ruissellement, je pense qu’il faudra attendre longtemps… L’actualité des négociations commerciales nous prouve que le collectif est ‘La’ solution. Si on ne le fait que pour concentrer l’offre, nous ne pourrons nous en prendre qu’à nous-mêmes.
M. K. : Tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin. Cette phrase résume très bien l’esprit collectif de nos Association d’OP. Quand les producteurs se mettent ensemble, ils arrivent à défendre leurs intérêts. Le meilleur d’entre nous ne sera pas aussi bon que le collectif. N’oublions pas : nous avons face à nous des acheteurs qui veulent nous diviser. Et dans un monde de plus en plus complexe, et de plus en plus individualiste, le retour du collectif est « La » solution pour défendre le producteur. Le collectif est le rempart contre la concurrence déloyale, y compris entre producteurs entre eux.
Démographie, doute sur l’avenir : dans vos trois productions le renouvellement des générations est à un tournant. D’aucuns disent que c’est même trop tard…Que proposez-vous ?
M. K. : Nous n’avons de cesse d’alerter sur le manque de rémunération. Or, la rémunération est la base de l’installation. Et je dirais également la sécurité. Question de génération, les jeunes ne sont plus adeptes de la spéculation. Nous devons répondre à cette nouvelle attente. La force de notre organisation de producteurs, très proche des agriculteurs, est de mettre des moyens pour aider les jeunes ; soit au travers de parrainages ou de soutiens financiers car nous sommes face à des installations qui demandent de plus en plus de capitaux. Non, ce n’est pas trop tard.
F.G. : Évidemment qu’il n’est pas trop tard. L’installation est le défi de la profession. Si les contraintes sont trop nombreuses, le renouvellement sera de plus en plus difficile à assurer. Il y a manifestement urgence à réagir en travaillant sur l’attractivité/rémunération qui est la mère de toutes les batailles.
J.-L. C. : Le nerf de la guerre, c’est la rentabilité de nos exploitations.