Les aides européennes constituent en moyenne ¾ du revenu des agriculteurs qui sont, de fait, traditionnellement pro-européens. Pourtant les manifestations du début d’année ciblaient d’abord l’Europe. Comment l’expliquez- vous ? Est-ce justifié ? Je vois trois raisons. Une qui relève du « ras-le-bol » des agriculteurs devant la charge administrative, très chronophage, dont, il est vrai une partie est imputable à l’Europe. Les budgets de la Pac sont considérables, et ont une forte propension à être détournés dans certains pays. La Commission européenne demande donc beaucoup de points de contrôle, ce qui crée une forte charge administrative, pas toujours bien comprise. Les agriculteurs reprochent à Bruxelles l’excès de bureaucratie. Le gouvernement français se dédouane facilement sur Bruxelles, car la déclinaison française de la Pac est sur de nombreux aspects bien plus complexe que dans d’autres pays européens.
Une autre raison est politique. Les syndicats majoritaires (FNSEA en France, Copa-Cogeca au niveau européen) sont bien conscients de l’intérêt de l’Union européenne pour les agriculteurs, et se sont historiquement bien gardés d’avoir des positions franchement anti-européennes. Mais il y a un glissement très fort du vote de l’ensemble du milieu rural vers le Rassemblement National en France, milieu où la gauche est devenue totalement illisible, et les agriculteurs y participent. Par ailleurs, la Coordination rurale représentant une menace pour la FNSEA, en particulier en vue des élections aux Chambres d’agriculture, il y a une forme de surenchère, à laquelle « l’Europe-bashing » n’échappe pas.
Enfin, les syndicats agricoles, à l’exception de la Confédération paysanne, ont voulu tuer dans l’œuf le projet de « Farm to Fork » (en français « de la ferme à la table ») du Pacte vert européen. Celui-ci prévoyait des réductions importantes d’utilisation des phytosanitaires et d’engrais de synthèse. Il était vu comme une menace pour l’agriculture la plus orientée sur des itinéraires techniques à haut niveau d’intrants. L’abandon de ce projet était un objectif des syndicats qui a amené à désigner la Commission comme un ennemi.
Les agriculteurs reprochent à Bruxelles l’excès de bureaucratie. Or les agriculteurs ont surtout à faire avec l’administration française ? En voulant atténuer l’effet de certaines réglementations, la profession n’a-t-elle pas aussi sa part de responsabilité dans cette suradministration qu’elle dénonce ?
Les agriculteurs ont surtout à faire avec l’administration française, qui se distingue particulièrement en matière de complexité administrative. Pour prendre un exemple : la France a mis 20 ans à sortir progressivement des « références historiques individuelles » pour las aides, qui nécessitaient d’infinis calculs de Droits à paiements uniques alors que dès 2003 d’autres pays ont adopté des procédures bien plus simples, l’aide unique à l’hectare. Et n’oublions pas que le Plan stratégique national français, sa déclinaison de la Pac, fait plus de 1 000 pages.
En voulant atténuer l’effet de certaines réglementations, la profession a sa part de responsabilité dans cette suradministration qu’elle dénonce. Paradoxalement, ce sont souvent les demandes syndicales qui se traduisent par une complexité administrative : les Zones de non-traitement (ZNT) n’auraient pas dû être une telle usine à gaz incompréhensible si les syndicats n’avaient pas négocié point par point des extensions, des dérogations pour telle molécule, pour telle hauteur de la bande enherbée, etc. Il y aurait eu une distance minimale simple, mais les syndicats ont cherché à la rendre moins contraignante, au prix d’une complexité très forte.
On pourrait faire le même procès aux syndicats agricoles pour le plan Ecophyto, très complexe. Ils ont tellement cherché à le vider de sa substance et ont systématiquement rejeté une mesure simple, adoptée au Danemark, qui est la taxation des phytos. Au final, le compromis trouvé a multiplié les normes, règles, certifications, obligations de formation, contrôles, etc.
Vous estimez que le système distributif à l’hectare des aides Pac est assez contestable. Quelle serait selon vous la solution ?
Les aides par hectare ont moins d’effet pervers que les aides couplées à la production que nous avons eues dans les années 1980 ou à la surface d’une culture particulière (entre 1993 et 2003). Mais elles ont de graves effets négatifs. Plus on a de surface, plus on cherche à s’agrandir puisque cela rapportera plus d’aides. Mais, facteur aggravant, plus on a de surface, plus on a aussi les moyens de s’agrandir car on reçoit beaucoup d’aides.
La forte diminution du nombre d’exploitations agricoles n’est pas tant due à un pseudo-manque de vocations qu’au fait que, actuellement la Pac donne les incitations et les moyens de s’agrandir aux plus gros bénéficiaires. C’est l’agrandissement de la taille des exploitations qui explique la baisse du nombre d’exploitations, on confond l’œuf et la poule.
La solution est à mon avis celle que les Anglais tentent (certes avec difficulté) de mettre en œuvre : une diminution progressive des aides à la surface et une augmentation en parallèle des aides pour le maintien et la gestion du capital naturel et de la bonne gestion du sol, de l’eau et du stockage du carbone.
La profession a sa part de responsabilité dans cette suradministration qu’elle dénonce
Quelle Pac préconisez-vous pour l’élevage ?
Sur un plan strictement comptable, l’élevage (au moins des ruminants) n’est pas rentable : les aides représentent structurellement plus de 150 % du revenu courant avant impôt. C’est une situation très paradoxale qu’un agriculteur ait un revenu inférieur aux aides qu’on lui donne.
Mais si l’on compte les services rendus à la société à leur juste valeur, l’élevage de bocage, de prairie permanente est socialement très rentable, tant il permet la gestion des eaux : prairies qui sont des zones tampon, haies qui empêchent l’eau de dévaler, de dévaster des infrastructures. Tout ceci a des coûts gigantesques qui sont évités par l’élevage extensif. Bien sûr il y a le fait que les ruminants émettent du méthane, ce qui est socialement dommageable, mais la recherche avance sur ce plan.
Pour l’élevage, il faut rémunérer la prairie et plus encore le bocage, un milieu qui rend d’énormes services écosystémiques, de manière incitative.
La perspective de l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne inquiète les agriculteurs. Ont-ils raison de s’inquiéter ? Et le cas échéant quelle réforme de la Pac doit être entreprise pour intégrer l’agriculture ukrainienne ?
L’intégration de l’Ukraine rendrait la Pac actuelle très difficile à tenir sur un plan budgétaire. La France qui était le principal bénéficiaire de la Pac, a vu son « retour budgétaire » sur l’agriculture devenir négatif du fait des élargissements de 2004 et suivants. L’Ukraine est un gros morceau en termes de surfaces, et ne sera pas un contributeur net au budget européen.
Propos recueillis par Didier Le Du
(1) Co-auteur avec Sophie Thoyer de « La politique agricole commune », ed. La découverte