Quand les marchés agricoles s’enfoncent dans l’opacité

Carte mondiale sur un globe posée sur des épis de blés. - Illustration Quand les marchés agricoles s’enfoncent dans l’opacité
Outre le stockage à la ferme, les flux internationaux deviennent aussi de plus en plus opaques. | © Creative_Bringer - stock.adobe.com / Généré par l'IA

L’ établissement des bilans se heurte de plus en plus à des zones d’ombre qui ne cessent de s’élargir. C’est le cas sur le stockage mais aussi sur les flux de marchandises.

La progression du stockage à la ferme, dans de nombreux pays, rend la perception de l’offre plus difficile qu’auparavant. Plus les marchandises sont collectées par des agents commerciaux (coopératives ou négociants) et plus il est « simple » de connaître les volumes à disposition.

Pas de statistiques sur les stocks en ferme

Il existe en effet, dans un grand nombre de pays, des statistiques liées à des déclarations de la part des opérateurs économiques. Par contre, il existe très peu de pays enquêtant régulièrement au niveau des fermes. Même en France, cette pratique est devenue très sporadique, par manque de temps et d’argent. On estime donc ce qui est disponible au sein des exploitations par solde entre les estimations de production (et donc de rendement) et la collecte. Mais difficile de connaître exactement la freinte, la part des semences fermières et l’autoconsommation par les agriculteurs, et donc les volumes en ferme encore disponibles pour la campagne suivante. On le sait, la rétention dans les campagnes est aussi devenue un élément important de l’équation des prix. Parce que les cotations ne couvrent pas les coûts de production (France), ou parce que l’inflation ronge les profits (Argentine), on peut garder son blé ou son soja pour des jours meilleurs. Des tonnages qui peuvent faire toute la différence dans l’analyse du marché.

Des flux complexes

Ce qui devient aussi de plus en plus opaque, ce sont les flux internationaux. Il existe des sociétés spécialisées dans le suivi des marchandises autour du globe. Elles collectent les informations douanières, les volumes chargés sur les navires, les positions des bateaux, les changements de cap, etc. Elles émettent ainsi des rapports sur les volumes échangés entre les pays par produits, ainsi que les volumes en cours d’acheminement (une grande partie du stock mondial est flottant…). Mais de leur propre aveu, les choses se complexifient !

De nombreux navires signalent désormais des positions AIS incorrectes. Pour rappel, l’Automatic identification system (AIS) est un outil d’aide à la navigation. Le transpondeur indique votre position GPS mais l’émetteur renseigne aussi le nom du bateau, ses ports de départ et d’arrivée, la nature de son fret, etc. L’ Agence Kpler indiquait ainsi récemment que certains bateaux, en particulier au départ de la Mer Noire, désactivaient leur transpondeur et transmettaient une position fantaisiste comme l’aéroport de Moscou… « Maintenant, les vraquiers communiquent sur des localisations plus crédibles, mais un tiers de toutes les exportations de charbon russe sont par exemple chargées avec le transpondeur éteint. Il en va de même pour le blé et l’orge acheminés dans les ports de la mer Noire et pour le maïs en provenance des ports de la Caspienne à destination de l’Iran, en particulier du côté sud, plus proche de l’Iran ». À cela s’ajoute que lorsqu’on peut suivre les navires, il n’est pas toujours possible de découvrir ce qu’il y a à bord, notamment dans le cas des petits ports et du trafic côtier avec des bateaux de moins de 5000 t.

Des frontières terrestres poreuses

Enfin, il existe des frontières terrestres très poreuses, comme entre le Kazakhstan et la Russie. Le développement du rail entre la Russie et la Chine (terminal ferroviaire du village de Zabaïkalsk spécialisé dans l’ exportation de céréales et d’oléagineux d’une capacité de 8 millions de tonnes par an) participe aussi à un suivi plus difficile des échanges entre ces deux pays

De nombreux pays s’impliquent plus sur les marchés

De façon plus générale, la montée en puissance du commerce entre membres des BRICS + (1) est une source supplémentaire d’inquiétude quant à la transparence du marché mondial. Non seulement les transactions se font de moins en moins en dollars (ce qui pouvaient permettre d’estimer les flux physiques), mais de nombreuses transactions ne sont plus rapportées par le marché. Plus globalement, un certain nombre d’entre elles s’effectuent entre gouvernements sans passer par la case « négociants privés ». De nombreux pays s’impliquent plus sur les marchés qu’il y a 5 ans, au nom de la sécurité alimentaire. La Chine, la Russie, l’Inde, le Pakistan et, dans une certaine mesure le Bangladesh, tentent tous de contrôler leurs marchés agricoles. Pendant ce temps, les gouvernements égyptien, saoudien, algérien sont les plus gros acheteurs de céréales au monde.

Patricia Le Cadre, www.cereopa.fr

(1) Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud, Égypte, Émirats-arabes-unis, Éthiopie et Iran. Ils représentent la moitié de la population mondiale.

(2) En 2023, 60 % du marché de la graine de soja, 28 % de celle de colza, 38 % de l’orge, 30 % du tourteau de tournesol, 15 % du maïs, etc.

La fiabilité des bilans de l’USDA mis en doute

De plus en plus d’opérateurs mettent en doute la fiabilité des bilans de l’USDA. Or ceux-ci rythment largement les marchés agricoles. Le seul exemple du bilan chinois est révélateur. Ce pays, en prenant une place de plus en plus importante dans les importations mondiales de nombreuses denrées(2), est une source d’opacité récurrente. Le talon d’Achille du pays est bien son approvisionnement alimentaire, et le secret autour des bilans agricoles s’est accru. Certains opérateurs constatent des discordances dans les données douanières, qui ne peuvent plus être prises pour argent comptant.

L'aide de l'intelligence artificielle ?

Alors, la question qui vous vient à l’esprit, concerne peut-être l’apport de l’IA face à cette problématique. Malheureusement, celle-ci, par nature, ne peut utiliser que ce qui est connu et documenté… Elle peut donc assez difficilement améliorer une donnée qui n’existe pas. Malgré tout, elle peut de façon automatique mettre en évidence des anomalies. C’est déjà ça…


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Fermer l'écran superposé de recherche

Rechercher un article