Voyage linguistique au fil de l’eau

Les noms des cours d’eau sédimentent plusieurs strates linguistiques d’origine indo-européennes ou plus anciennes encore, témoin des cultures successives. Voyage dans le temps, la tête hors de l’eau, avec Hervé Le Bihan, auteur d’une thèse sur l’hydronymie.

Ruisseau du Krann à Spézet  - Illustration Voyage linguistique au fil de l’eau
À proximité de la chapelle éponyme à Spézet, le ruisseau du Krann est un affluent de l'Aulne.

Spézet (29)

L’hydronymie bretonne partage de nombreux traits avec les autres langues brittoniques et celtiques. « La langue bretonne s’est enrichie de termes anciens, mais aussi d’emprunts issus des langues de contact, notamment les parlers parfois qualifiés de gaulois », explique Hervé Le Bihan. Aujourd’hui encore, les noms des rivières charrient cet héritage, entremêlant dans un syncrétisme bouillonnant pratiques religieuses et culturelles, rites païens, croyances et vécus locaux.

À la source des noms

Pour remonter à la source, au sens propre comme au figuré, Hervé Le Bihan rappelle que « l’un des termes les plus répandus pour désigner la source en breton est penn. Ce mot signifie principalement ‘tête’, ‘sommet’, ‘extrémité’, ‘début’ ». En toponymie, penn sert ainsi à désigner la source des rivières : Pennaon à Lohuec (source de l’Aulne, Aon en breton), Pennaven (source de l’Aven à Coray) ou encore Pennleger (source du Léguer à Bourbriac). À ne pas confondre avec ‘ben’ qui désigne l’embouchure : Bénodet, Binic, etc.

La trace de pratiques religieuses ou païennes

Les rivières tirent souvent leur nom d’une caractéristique physique distinctive. Ainsi, le Dourduff, qui serpente dans le Trégor, signifie « eau profonde ». ‘Du signifie « noir » en breton, mais dans ce contexte, il évoque une eau si sombre que l’on ne voit pas son fond, suggérant une grande profondeur (comme ‘don’ en breton, présent dans le toponyme Dourdon).

D’autres hydronymes évoquent le danger que l’eau peut représenter. Le nom de la Vilaine en est un exemple frappant, surtout après les inondations de cet hiver. Ce nom est une évolution romane d’un terme celtique Vicenonia qui contient la racine de « combat ». Autrement dit, la Vilaine est « la rivière impétueuse », en opposition au Queffleuth finistérien, qui évoque un « mouvement synchrone ».

Du sang et des cris

Les hydronymes peuvent également jaillir du lit de la métaphore. Ainsi, le Gouédic, qui prend sa source à Ploufragan et rejoint le Gouët au port du Légué à Saint-Brieuc, dérive du vieux-breton uuoet. « Ce nom remonte au Moyen Âge et se rattache à l’idée de cri. On a ici affaire à une rivière très bruyante », explique Hervé Le Bihan. Le Leff, affluent du Trieux – dont la confluence se situe à Frinaudour (nez de terre entre deux cours d’eau) – joue sur la même ambiguïté, ‘leñvan’ signifiant « crier, pleurer en gémissant », dans un esprit proche du nom du Gouët.

Plus au sud, l’Ellé se jette dans les eaux tumultueuses des Roches du Diable avant de rejoindre l’Isole à Quimperlé, formant ensemble la Laïta (anciennement Leta, apparenté à ‘ledan’, « large »). Ce nom Ellé évoque une « eau qui court », précise Hervé Le Bihan. Il attire également l’attention sur la terminaison en , que l’on retrouve en oronymie (étude des noms de montagnes), comme dans Monts d’Arrée. « Arrée partage la même racine que le nom de l’aigle’, l’oiseau des hauteurs. »

La rivière, mémoire des usages

Les rivières doivent parfois leur nom aux activités humaines qui se sont développées sur leurs rives. Ainsi, l’Aulne est aussi appelée ‘Stêr Blom’ (« rivière du plomb ») et ‘Stêr Arc’hant’ (« rivière de l’argent ») dans ses parties traversant le Huelgoat et Poullaouen, en raison de l’exploitation minière.

Certains hydronymes rares, comme ‘gwaremm’, renvoient à d’anciens usages aujourd’hui oubliés. Ce terme, souvent traduit par « garenne » (à lapins), désignait aussi un réservoir à poissons. Par contre une pêcherie sera désignée par kored en breton. On retrouve cette idée dans le nom de La Garenne, un cours d’eau du Penthièvre.

L’eau et l’imaginaire

Enfin, l’eau, en Bretagne comme ailleurs, a toujours nourri l’imaginaire collectif. Certains noms de rivières conservent la trace de pratiques religieuses ou païennes. Le Douron, par exemple, fait référence à un cours d’eau sacré. Cette racine se retrouve en Galice et en Italie, sous les formes Divon ou Divona. « Les noms en ‘-on’ sont souvent liés à une divinité », précise Hervé Le Bihan.

Didier Le Du

Quand la rivière n’a pas de nom

Hervé Le Bihan met en garde contre les interprétations hâtives des noms de rivières : « Il faut aborder ces questions avec rigueur et méthode, c’est mon dada ! Quand on consulte un cartulaire, il faut toujours se demander si l’auteur était brittophone ou non. » Enfin, il souligne un phénomène fascinant : plus une rivière est proche des habitants, plus ils ont tendance à ne pas la nommer. « On parle simplement de ‘la rivière’, car son nom devient inutile dans un contexte quotidien. En revanche, pour désigner un cours d’eau éloigné, un nom précis devient indispensable pour éviter toute confusion. »


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